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Phoebe Dierk

La première fois que j'ai ouvert les yeux, mon regard s'est confronté à un plafond fissuré, à la poussière qui voletait en tout sens, aux gestes brusques et précipités des quelques personnes présentes dans mon champ de vision. Puis, rudement, on m'attrapa par le tronc et deux yeux d'un brun abyssal vinrent perforer les miens. Un mépris dur, hargneux habitait ce regard qui me toisait d'un air dédaigneux. Il me sonda quelques longues secondes, avant de s'arracher et de me renvoyer avec une indifférence flagrante. Ces yeux froids, n'évoquant que haine et indifférence, ils appartenaient à ma mère biologique. Une mère qui ne voulait pas de cet enfant. Un enfant non-désiré, fruit de ses entrailles qu'elle espérait pourtant infertiles. Ce fût donc mon premier jour, et tous ceux qui suivirent y ressemblèrent. Ou, du moins, jusqu'à ce que je souffle sept années au compteur. 

J'étais habituée à voir des hommes et des femmes passer dans l'espèce de bâtiment presque en ruines qui nous servait de logis. Les habitués entraient par la porte en bois, dans une des pièces arrières, et n'avaient à faire que quelques enjambées pour se faufiler derrière le rideau noir. Le rideau qu'on m'avait toujours interdit d'approcher. On ne me l'avait jamais dis clairement, mais les regards noirs et les réprimandes silencieuses étaient suffisantes. Après tout, j'étais une fillette obéissante. Sûrement la crainte de ce que mes entraves aux règles pourraient me faire faire subir par la suite. Toujours est-il que les gémissements étranges, les cris et les jurons qui en provenait me faisait toujours l'effet d'un filament glacé dans les veines. Cela suffisait à tuer dans l'oeuf mes phases de rébellion où je me jurait de désobéir et de jeter un oeil.

Cependant, un jour différa des autres. Un habitué enjamba la petite marche tout en poussant le battant en bois pour rentrer dans la maisonnette et, au lieu de filer vers le rideau, il se figea. Son menton tourna légèrement dans ma direction et son regard détailla scrupuleusement mon corps recroquevillé au fond d'un fauteuil usé par le temps. Il ne daigna pas confronter son regard au mien, se contentant une analyse visuelle qui augmentait mon malaise au fur et à mesure que les secondes s'écoulaient.  Lorsque ma voix fluette perça les airs pour formuler une question, il poursuivit sa route, comme s'il ne s'était rien passé. Mais moi, j'étais tétanisée sans même savoir pourquoi. J'entendis le son de sa voix rocailleuse, étouffée à travers le rideau, et un frisson glacé remonta le long de ma colonne vertébrale. Un mauvais pressentiment compressait ma poitrine. Je compris le principe d'instinct de survie lorsque ma génitrice ouvrit le rideau d'un geste sec, m'intimant de la rejoindre. J'avais un service à rendre à ce monsieur, et cela rapporterait beaucoup d'argent à maman, d'après elle. Bêtement, un léger sourire s'inscrivit sur mes lèvres, alors que je réprimai cette petite voix au fond de moi qui m'hurlait de fuir à toute jambes. Quelle idiote.

Mais après tout, qu'est-ce que je n'aurais pas fait pour bien me faire voir auprès de ma maman ?

Ma vie changea drastiquement après ce jour. Physiquement et mentalement, j'étais détruite, rabaissée au rang de poupée de chiffon. Une poupée de chiffon rentable, mais surtout, malléable par tous. Maman avait enfin trouvé le moyen de m'utiliser, moi qui n'était qu'une bouche à nourrir de plus. Elle, qui avait toujours été exécrable avec moi, me rabaissant et m'humiliant, se radoucissait. Et moi, naïvement, je me disais que c'était parce qu'elle commençait à m'aimer enfin. Je n'étais plus invisible à ses yeux. Je représentai quelque chose, aussi puéril que cela puisse être, je représentai quelque chose. Après sept années d'incompétence, je devenais enfin utile. Ce fut ainsi que je vis les années qui s'écoulèrent par après. J'étais devenu un produit, un produit coûteux.. Mais se présentait alors aussi un date de péremption. Et cela, je l'entendais souvent ressortir de la bouche de maman. "Ah, que fera-t-on quand elle sera pubère ?" Et je me posais la question.. Que deviendrais-je lorsque je serai pubère ? Je ne serai plus aussi chère, c'est ce que maman me disait. Je devais beaucoup travailler tant qu'il en était encore temps, pour nous assurer un avenir, à maman et moi. Et c'est ce que je fis. De nombreuses années durant, je lui obéis, la laissant implanter dans mon crâne son venin promettant milles merveilles. Elle nous dressa un avenir idyllique, où tout ce qu'on avait subit était balayé par un vent nouveau, un vent amenant des mots tels que famille, joie et paix. Mais comme toute bourrasque, ce tableau magnifique qu'elle m'avait dépeint fini par voler en éclats. Après des années de servitudes, de concessions et d'humiliations, je me révolta. Je venais de comprendre réellement à quel point elle me manipulait. J'avais grandit dans la haine et l'indifférence, et toutes les émotions que j'avais entassées au fond de moi finirent par exploser au grand jour, dans une folie furieuse qui dévasta tout sur son passage.

Âgée d'à peine treize ans, je commettais l'irréparable. Le meurtre de ma propre mère.

Je fus retrouvée plusieurs heures après ma délivrance, recroquevillée et tremblante près d'un arbre, ma robe blanche tâchée de sang. Mes sanglots provoquaient des soubresauts incessants, mais aucune larmes ne coulaient sur mes joues. Je ne pouvais pas pleurer. Je ne pouvais plus. En réalité, je ne sais pas si cet état paniquant était provoqué par un certain choc, ou juste la joie qui explosait dans mon corps. Mon esprit était déchiré en deux. Je me rendis alors compte que je n'avais jamais fait qu'espérer aimer ma mère, et grappiller quelques attentions en retour... Quelle enfance de merde.

Mon adolescence fut moins désastreuse. Je vacillai entre maison de correction, détention provisoire, jusqu'à ce que je sois condamnée à  purger une peine de cinq ans d'emprisonnement. Trouverez-vous cela ironique si je vous dis que ce fût les plus belles années de ma vie ? J'eus une véritable amitié, entre les murs de béton du pénitencier.Toutes les autres me pensaient folles, mais pas elle. Pas Emma. Ou peut-être était-ce parce que nous étions folles à deux ? Pour tout vous avouer, je ne sais pas.. Est-ce normal d'être agressive lorsqu'on se sent menacé ? Ou de se sentir perpétuellement suivie, ciblée ? Que nos battements de coeur s'affolent dès qu'on croise ne serait-ce qu'une chose qui nous paraisse étrange, et que l'on n'hésite pas à sauter à la gorge de tout potentiel agresseur ? Je ne sais pas... On m'a déjà parlé de paranoïa, mais je ne crois pas à toutes ces conneries médicales. Ils m'ont assez bourré le crâne avec leurs paroles bien-pensantes et leurs médicaments addictifs mais inefficaces. Je n'y crois plus. Tout comme je ne crois plus à ces choses appelées "attachement" ou autre conneries du genre. Je n'y arrive plus, je n'ai pas été élevée ainsi et le psychologue ne suffit pas à cela. 

Que voulez-vous, on ne se refait pas...

Phoebe a récemment soufflé ses vingt-cinq bougies, mais ce n'est pas pour autant qu'elle a la vie qu'elle s'était imaginée lorsqu'elle était encore qu'une enfant. Elle n'est pas une brillante avocate, seulement une prostituée peinant à sortir la tête hors de l'eau financièrement parlant. Elle ne réside pas dans une majestueuse maison composée d'un jardin abritant cheval, vache et autre animal de basse-cour, elle vagabonde entre différents motels crasseux. La jeune femme n'est pas à la tête d'une famille de trois enfants, mais sous la directive de femmes vénales et épaulées par des jeunes dans la même galère qu'elle. Et elle ne s'est pas mariée avec son prince charmant, juste avec la misère et la tristesse d'envies jamais satisfaites.

Non, elle n'a vraiment pas la vie qu'elle s'était dessinée dans sa caboche enfantine.

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